Multiplication du coût de construction par 3,3 et du délai de mise en service par 3,5 au moins : l?EPR de Flamanville est mal parti, mais EDF propose déjà l'EPR2
Ce jeudi 9 juillet 2020, la Cour des Comptes a publié son rapport sur la filière EPR Il est sec, sans concession et pointe à la fois la responsabilité des gouvernements successifs dans le manque d’arbitrages, celle d’Areva dans la conception et celle d’EDF dans la construction.
Deux EPR sont en service à Taishan en Chine, un est en construction à Olkiluoto en Finlande, un à Flamanville et deux à Hinkley Point en Grande-Bretagne. La Cour commence par rappeler l’historique de la naissance de la filière EPR pour European Pressurized Reactor ou réacteur européen à eau pressurisée.
EDF et ses partenaires ont sous-estimé les difficultés de conception et de construction de l’EPR de Flamaville. Par exemple, EDF prévoyait initialement de consacrer 5 millions d’heures d’ingénierie à cet EPR. A la fin du 1er trimestre 2020, Flamanville a déjà absorbé 22 millions d’heures d’ingénierie. ©Cour des Comptes
D’abord projet européen, l’EPR est devenu une querelle franco-française
Le projet de réacteur nucléaire européen à eau pressurisée (EPR), dit la Cour des Comptes, est issu d’une coopération franco-allemande engagée en 1989, dont l’Allemagne s’est retirée en 1998. À partir de 2001, le groupe Areva, nouvellement constitué, a développé une stratégie de vente d’EPR « clé en main », s’opposant à EDF qui se voulait chef de file du « nouveau nucléaire » en France et à l’étranger.
Les rivalités entre ces deux groupes publics, non arbitrées à l’époque, souligne la Cour des Comptes, se sont traduites par le lancement précipité des chantiers des deux premiers EPR, en Finlande et à Flamanville.
Cette préparation insuffisante a conduit à sous-estimer – c’est un euphémisme - les difficultés et les coûts de construction, qui ont dérivé, et à surestimer la capacité de la filière nucléaire française à y faire face, au prix de risques financiers pour les entreprises du secteur. Malgré un choix technologique désormais éprouvé en Chine et l’amélioration apportée au pilotage de ces grands chantiers, les gains financiers et techniques attendus du projet EPR 2 doivent être confirmés.
La construction de nouveaux EPR en France ne saurait en tout état de cause être envisagée sans réponses préalables claires sur les modes de financement et la place de la production électronucléaire dans le mix électrique de demain.
Sans paroles. ©Cour des Comptes
EPR de Flamanville : un échec opérationnel, des dérives de coûts et de délais considérables
La multiplication par 3,3 du coût de construction, estimé par EDF à 12,4 Md€ (valeur 2015), et par au moins 3,5 du délai de mise en service de l’EPR de Flamanville par rapport aux prévisions initiales, constitue une dérive considérable, indique la Cour des Comptes.
Celle-ci résulte d’estimations de départ irréalistes, d’une mauvaise organisation de la réalisation du projet par EDF, d’un manque de vigilance des autorités de tutelle et d’une méconnaissance de la perte de compétence technique des industriels de la filière, 16 années après la construction du réacteur de Civaux 2.
L’ex-Areva NP et les autres fournisseurs d’EDF n’ont souvent pas réussi à atteindre le degré d’exigence technique imposé par EDF. Les conséquences financières de ces défaillances techniques et insuffisances organisationnelles sont lourdes. Des risques pèsent sur la situation financière d’entreprises récemment restructurées grâce à d’importants apports financiers des pouvoirs publics.
Des coûts complémentaires de près de 6,7 milliards d'euros
Entre 2016 et 2018, l’État a ainsi mobilisé 4,5 Md€ pour doter en capital Areva SA et Orano à l’issue de la restructuration d’Areva, et apporté 3 Md€ au capital d’EDF, ce qui lui a permis de prendre le contrôle de l’activité réacteurs de l’ex-Areva NP, devenue Framatome.
Les conséquences de ces dérives pèsent également sur les coûts et la rentabilité de l’EPR de Flamanville. Les coûts complémentaires au coût de construction (dont les frais financiers et de pré-exploitation) pourraient atteindre près de 6,7 Md€ (valeur 2015) à la mise en service du réacteur, désormais prévue en 2023.
Les déboires de la construction de l’EPR d’Olkiluoto en Finlande ont fortement contribué aux difficultés financières de l’ancien groupe Areva. La construction de deux réacteurs EPR à Hinkley Point, en Angleterre, dont la rentabilité a été plusieurs fois revue à la baisse, pèse lourdement sur les finances d’EDF. Enfin, les deux réacteurs de Taishan en Chine, mis en service avec succès en 2018 et 2019, n’assurent pas encore à EDF une rentabilité satisfaisante.
L’EPR avait été présenté comme plus sûr. En lançant le projet de l’EPR2, EDF fait une croix sur l’expérience acquise avec l’EPR et met en avant une baisse des coûts. ©IRSN
Le pari de l’EPR2
Tirant les leçons des difficultés rencontrées pour construire des EPR, mais conforté par le bon fonctionnement des deux EPR de Taishan qui semble valider le choix technologique de la filière EPR, EDF propose à l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) et au gouvernement de basculer vers un nouveau modèle, dit EPR2, présenté comme plus simple et moins cher.
Délicatement, la Cour des Compte souligne que choisir une nouvelle architecture technique ne permet plus de bénéficier de l’expérience tirée de la construction des EPR de Finlande et de Flamanville. Puis, perfide, elle ajoute qu’on ne peut pas « établir avec un degré raisonnable de certitude que les économies de construction de futurs EPR2 par rapport au coût de construction d’EPR de type Flamanville se matérialiseront ».
En gros, EDF et Areva se sont lourdement trompés sur les coûts de construction en Finlande, à Flamanville et à Hinkley Point : pourquoi les croire sur parole à propos d’une nouvelle génération d’EPR ? De plus, les enjeux financiers sont majeurs, le coût de construction de trois paires de réacteurs EPR2 étant estimé à 46 Md€ (valeur 2018), selon la Cour des Comptes.
EPR 2 : un coût trop élevé pour EDF
EDF ne peut plus financer seule la construction de nouveaux réacteurs ; des moyens de financement faisant supporter au consommateur, comme au Royaume-Uni, ou au contribuable le coût de la construction de futures réacteurs nucléaires sont à l’étude, rappelle la Cour des Comptes.
Compte tenu de leur durée de construction, de production et de démantèlement, la décision de construire ou non de futurs EPR aura des conséquences jusqu’au XXIIe siècle. Les décisions relatives au futur mix électrique doivent s’appuyer sur une planification à long terme prenant en compte l’évolution de la compétitivité relative des différents modes de production de l’électricité, le coût des systèmes électriques correspondants, la garantie de la sécurité d’approvisionnement et les bénéfices écologiques et sociaux attendus.
Cette décision, rappelle la Cour des Comptes, a été renvoyée par le gouvernement à après la mise en service du réacteur de Flamanville 3, soit mi-2023 au plus tôt. En attendant, la Cour des Comptes formule neuf recommandations de bon sens, à mettre en œuvre sans plus tarder.
L’EPR de Flamanville devrait être en service mi-2023. Les premiers essais d’étanchéité à froid ont déjà eu lieu. ©EDF
Les neuf recommandations de la Cour des Comptes
Premièrement, dit la Cour des Comptes, il faut reconsidérer la notion d’architecte ensemblier sur ces grands chantiers en séparant Maîtrise d’Ouvrage et Maîtrise d’œuvre, sans préciser qui devrait assumer quel rôle.
Deuxièmement, il faut intégrer aux contrats des dispositions partageant le risque de construction entre le Maître d’Ouvrage et les prestataires et les intéressant à la tenue du planning de réalisation des travaux. De telles clauses sont courantes dès la construction d’un petit immeuble de 12 logements, mais apparemment pas pour la réalisation d’un ouvrage complexe coûtant plusieurs milliards d’Euros.
Troisièmement, EDF, au sein de son conseil d’administration, doit assurer une revue semestrielle des projets stratégiques et des risques qui y sont associés. Et, quatrièmement, il faut s’assurer que les responsables des grands projets au sein d’EDF aient autorité sur les moyens, notamment d’ingénierie, nécessaires à leur réalisation.
Cinquièmement, dit la Cour des Comptes, EDF et Framatome doivent décliner dans un référentiel commun les modalités d’application du principe d’exclusion de rupture afin de clarifier les conséquences industrielles des spécifications concernées.
La Cour des Comptes sceptique sur le fonctionnement de l'EPR en 2023
Sixièmement, pour l’avenir, il faut calculer la rentabilité prévisionnelle du réacteur de Flamanville 3 et de l’EPR2 et en assurer le suivi. Ce n’est même pas fait ? Septièmement, avant l’engagement des projets internationaux, il faut définir leurs niveaux de risques et de rentabilité attendue ainsi que leurs conditions de financement et s’y conformer.
Huitième recommandation, la Cour des Comptes aimerait bien que soit conduit un exercice de retour d’expérience complet sur tous les EPR construits ou en construction en France et à l’étranger, avec l’ensemble des acteurs concernés, préalablement au lancement d’un éventuel chantier de nouveaux réacteurs électronucléaires.
La neuvième recommandation, enfin, s’adresse plus directement au gouvernement : il faut, dit la Cour des Comptes, prolonger jusqu’en 2050, la planification du mix électrique préalablement à la décision de lancement d’un éventuel chantier de nouveaux réacteurs électronucléaires.
Le scepticisme s’impose comme le ton global de ce rapport. La Cour des Comptes ne semble pas du tout certaine que l’EPR de Flamanville sera mis en service en 2023. Les recommandations qu’elle met en avant sont tellement évidentes que l’on reste confondus qu’il faille les formuler, pour des projets dont la durée de vie dépassera un siècle et qui coûtent des dizaines de milliards d’Euros.
Source : batirama.com / Pascal Poggi