Quel bilan dresser du travail mené depuis plus de dix ans pour développer, démocratiser, et généraliser le BIM, building information modeling, c’est-à-dire la gestion numérique des constructions ? À l’approche de l’édition 2023 du salon BIMWorld, les 5 et 6 avril à Paris, l’état des lieux invite à dire que les évolutions sont notables. Elles ne sont cependant pas au niveau projeté au milieu de la précédente décennie.
Comme le constate Xavier Séguin, chef de service BIM, Ingénierie et bâtiment chez Ingérop, "dans une grande majorité des marchés publics, la conception et la construction des ouvrages adoptent une méthodologie BIM ; il n’y a quasiment plus de marchés publics "à l’ancienne". Et c’est aussi le cas dans une grande majorité des marchés privés, notamment avec les foncières qui cherchent à valoriser leurs actifs."
Cependant, nous sommes, aujourd’hui encore, loin des promesses faites lors du lancement du Plan de transition numérique du bâtiment (PTNB) en 2015. La communication faisait alors l’éloge d’une numérisation globale capable de faire fondre à la fois les délais, les défauts de construction et les coûts… Sauf que le passage de la théorie au terrain s’est avéré ardu. En outre, l’une des annonces initiales de ce premier "plan BIM" était de parvenir à produire une réglementation qui, dès 2017, aurait demandé à tous les marchés publics d’adopter les méthodes de gestion BIM. Ce qui avait provoqué un décollage rapide des ventes des applications informatiques… Jusqu’à ce qu’on annonce vouloir en rester à une recommandation. L’équipement des entreprises a ralenti aussitôt.
Chez Autodesk, Emmanuel Di Giacomo, responsable Europe Développement des écosystèmes BIM, dresse quelques comparaisons avec des pays voisins. "En Italie, ce sont des universitaires qui ont demandé à avancer rapidement sur le sujet. Et au Royaume-Uni, les pouvoirs publics ont financé une stratégie nationale sur le BIM avec une aide de 72 M£ quand, en France, les partenaires du Plan BIM 2022 se partageaient 10 M€." Des différences de gestion qui selon lui se ressentent fortement sur les chantiers.
Si les choses ne sont pas allées aussi rapidement qu’escompté, des raisons peuvent être avancées. En premier lieu, le sujet n’était sans doute techniquement pas aussi mature qu’on l’imaginait alors. Si l’informatisation des projets s’est progressivement imposée dans le secteur de la construction à partir du début des années 90, milieu des années 2010, elle concernait essentiellement la maîtrise d’œuvre – les grands cabinets d’architecture et les bureaux d’études – et les grandes entreprises de construction qui savaient combien la compétence numérique était primordiale pour se maintenir sur les marchés internationaux. Emmanuel Di Giacomo rappelle que les études sur l’informatisation des entreprises du bâtiment indiquaient – avant le Covid – un taux d’utilisation de 30 à 40 % en TPE/PME, et un taux de digitalisation des activités de l’ordre de 15 à 17 %. Il constate même un creusement de l’écart entre les grandes entreprises "BIM Ready" (adaptées au BIM) et les petites entreprises.
En deuxième lieu, malgré le passage de la table à dessin à l’écran, la formation initiale des architectes à la gestion des fichiers numériques marque une nette différence avec celle des ingénieurs, mieux mis au courant des capacités des outils 3D, des périphériques innovants (drone, scan laser, interprétation des nuages de points…) et du potentiel de ce nouvel environnement.
En troisième lieu, les petites et très petites entreprises ne se sentaient pas incitées à s’équiper d’outils sophistiqués, que ce soit en raisons des prix – même si les fournisseurs de logiciels savent adapter leur offre – ou de la formation nécessaire à la création et à la manipulation des fichiers.
Le Plan de transition numérique du bâtiment (2015-2017) a posé les bases de cette mise à niveau, mais de manière très théorique. Après ces premières années de prosélytisme, le Plan BIM 2022, lancé en 2018, s’est voulu très pragmatique. Le budget alloué de 10 M€ a été partagé entre deux entités :
Bouclé en 2022, ce deuxième round n’a pas bouleversé les choses, mais laisse un résultat honorable et exploitable aujourd’hui encore. L’ensemble des retours d’expériences sont accessibles sur le site internet du Plan BIM 2022, notamment à travers de l’observatoire du BIM qui donne le pouls de l’intérêt des acteurs de la filière pour cette méthode de gestion des chantiers. Ce site propose aussi une série de cinq "valises de sensibilisation" pour les maîtres d’ouvrage, architectes, bureaux d’études, entreprises et artisans et fournisseurs. Elles sont composées des vidéos courtes, pédagogiques et de témoignage.
Pour sa part, ADN Construction s’est démené pour produire régulièrement des conférences publiques, les BIM Tour, sur les différentes actions dont il avait la charge. Ce qui a donné lieu à la production de vidéos disponibles sur la chaîne YouTube Plan Bim 2022 : il s’agit de courts exposés d’environ un quart d’heures (saisir dans le moteur de recherche : Démonstrateur Olympi – Tutoriels) et de captation des conférences données depuis 2018.
A cela s’ajoutent des opérations pilotes telles qu’Orelie, un outil d’accompagnement à la rédaction d’un cahier des charges BIM, et Olympi, un bâtiment résidentiel démonstrateur BIM réalisé à Chartres et mené par Pierres et Territoires. Le promoteur s’est entouré de l’USH, Union Sociale de l’Habitat, du groupe Procivis auquel il appartient, d'ADN Construction, ainsi que des partenaires tels que Agyre, structure de conseil pour l’économie circulaire en bâtiment, le Cerib, laboratoire de recherche sur les bétons, et Abvent, fournisseur d’applications informatiques. L’expérience acquise sur cet ouvrage de 36 appartements est lisible sur le site programme.ptf28.fr. Il exploite la maquette numérique pour afficher les lots mis en ventes par Pierres et Territoires.
Le Plan BIM 2022 s’appuie sur le travail mené sur ce chantier pour illustrer les cours en vidéo diffusés sur YouTube. Benoit Senior, secrétaire général d’ADN Construction, constate "une meilleure appropriation du BIM et un usage qui entre dans les mœurs. Les acteurs de la construction en apprécient les avantages : une simplification de la prise de décision, la possibilité de produire rapidement diverses simulations sans avoir à redessiner, le transfert rapide d’informations précises et complètes aux décideurs..."
Le chantier Olympi, à Chartres, construit par le promoteur Pierres et Territoires, est un terrain d'expérimentation dans le cadre du Plan BIM 2022.
Depuis 2023, et pour deux ans, La DHUP pilote un troisième Plan BIM avec ADN Construction et l’Agence Qualité Construction (AQC). Cette nouvelle phase est dotée d’une enveloppe de 6 M€. La feuille de route de six actions a toujours pour objet de généraliser la commande BIM, former et informer en prolongeant les conférences BIM Tour d’ADN Construction…
Pour ce qui concerne Kroqi, le passage de l’expérimentation – et de la gratuité – laisse place à l’étape commerciale. L’annonce a eu lieu en 2022, et la création d’une société à laquelle participerait le CSTB est en cours. L’annonce est attendue dans les semaines à venir. Cette évolution a laissé les premiers utilisateurs quelque peu circonspects. D’autant qu’en quelques années, de très nombreux acteurs se sont manifestés dans ce domaine. Les grands fournisseurs d’applications ont tous développé leurs services – Autodesk avec BIM 360 et Construction Cloud ; Trimble avec Trimble Connect ou Tekla Structures ; Nemetschek avec la Workplace de Spacewell ; Allplan (du groupe Nemetschek) avec une solution Blue Beam ; Graphisoft (aussi du groupe Nemetschek), développeur d’Archicad, avec BIMcloud et BIMx ; Abvent (filiale de Graphisoft) propose via sa structure SB2 (StudioBase2) BIM Office et Linkioo… –, et de nouveaux intervenants s’implantent : Bimono, BIM Track (BIM One), Think Project… À cela s’ajoute la foultitude d’outils de visualisation gratuits à la disposition des entreprises de toutes tailles sur les chantiers, à commencer par EveBIM mis au point par le CSTB, mais aussi des produits de diffusion internationale comme Navisworks Manage d’Autodesk…
Les étagères sont surchargées d’outils parfaitement adaptés. Près de dix ans après le premier Plan BIM, il ne manque qu’une généralisation de la formation et une réglementation. Y’a qu’à… faut qu’on...
Xavier Séguin, Ingérop : "Il faut trouver les leviers pour que la sollicitation de la maquette soit plus pertinente."
Bureau d’études en bâtiment et infrastructure, en France et à l’international, Ingérop affiche plus de 10 ans d’expérience en BIM. L’entreprise travaille sur le jumeau numérique, évolution naturelle de cette technologie.
Xavier Séguin (XS) : L’appropriation du BIM par les acteurs du chantier reste hétérogène, que ce soit selon la nature des projets, des clients et des métiers impliqués. Cependant, la construction de maquettes 3D et l’exploitation des pièces graphiques 2D qui en sont extraits forment le dénominateur commun.
Plus précisément, en phase d’études, les maquettes numériques structurées objets ont rapidement et très généralement été adoptés ; c’est aussi vrai pour le métier de la synthèse technique. Depuis plusieurs années, nous avons déployé le BIM sur des projets tels que la Canopée des Halles, la Philharmonie de Paris, le Tribunal de Grande Instance de Paris. Et aujourd’hui ce savoir-faire en synthèse technique est mûr et particulièrement recherché par nos clients.
L’autre usage remarquable de la maquette 3D est la visualisation de l’ouvrage à construire. On navigue soit avec un écran tactile - tablette ou smartphone -, soit par expérience immersive en réalité augmentée. La maquette devient alors le support de visites de chantier, de contrôles d’exécution, de levées de réserves… Nous avons très tôt intégré ces méthodes de suivi de chantier en utilisant des solutions développées par des partenaires technologiques ou co-construites.
Quant aux processus "chantier" manipulant l’information contenue dans les maquettes numériques, ces usages sont plus circonscrits, souvent en bout de chaîne de production, sans interaction avec des actions terrains. C’est le plus souvent "silotée", c’est-à-dire limitée à un unique acteur.
XS : Avant tout, il faut saluer la prise d’initiatives des acteurs de la construction sur la décennie qui vient de s’écouler. Le BIM leur a demandé des investissements considérables en formations, en ressources humaines, en équipements… ; nous pouvons en témoigner. Ces démarches tous azimuts se sont progressivement sédimentées, ont été mises à l’épreuve des utilisateurs, ont rencontré des effets de mode et la réalité économique.
À défaut de réglementation comme cela avait été un temps annoncé, les pratiques du BIM sur chantier se sont homogénéisées autour d’usages vite compris par tous comme incontournables : la production de la documentation graphique, la coordination spatiale du projet, la constitution des dossiers des ouvrages exécutés (DOE) numériques. Ce qui a eu pour effet, en raison de la maturité des acteurs et des moyens mis en œuvre, d’améliorer à la fois le contenu des projets et la pratique.
Par ailleurs, il faut constater que ces usages évoluent rapidement ! Et c’est principalement le résultat du travail des équipes de BIM managers, de BIM coordinateurs et projeteurs… À titre d’exemple, la réhabilitation du Grand Palais - projet fortement contraint en raison du spectre d’expertises mobilisées très large et du délai hyper-tendu… - a poussé nos ingénieurs à proposer des innovations déterminantes. Ils devaient répondre à une nécessité opérationnelle immédiate et ont construit les briques élémentaires d’innovations. Autant d’acquis que d’autres collaborateurs se réapproprieront, puis que les éditeurs de solutions digitales diffuseront plus largement. C’est cet esprit d’innovation que le BIM d’OR 2022 attribuée à l’équipe de maîtrise d’œuvre du Grand Palais récompense !
XS : Avant cela, il faut déjà prendre conscience de la rapidité avec laquelle le BIM a profondément modifié nos organisations et a également considérablement augmenté les attentes de nos clients et partenaires, les laissant, parfois à juste titre, "sur leur faim". Ces attentes générées par un déploiement plus généralisé du BIM télescopent désormais les enjeux sociétaux et environnementaux. À savoir, mieux construire et exploiter nos ouvrages à un coût et dans un délai soutenable par nos économies et notre environnement.
Cela dit, beaucoup d’espoirs reposent sur les jumeaux numériques. Cependant, les construire ne se décrète pas ! Le jumeau numérique de conception doit permettre d’interroger l’ouvrage sur ses performances futures. Celui du chantier aidera à fluidifier les processus de planification, la logistique et la gestion des opérations de construction. Celui de l’ouvrage réalisé permettra de comprendre son fonctionnement et de maintenir ses performances dans le temps.
Nous travaillons sur ce sujet d’avenir. Ingérop a mis au point le jumeau numérique de l’enceinte de confinement d’une centrale nucléaire pour étudier son vieillissement, prévenir d’éventuelles défaillances et recueillir des données à même de faire progresser les conceptions futures.
Pour aller plus loin, nous serons amenés à poursuivre nos efforts conjointement, entre maîtres d’œuvre, avec les entreprises de construction et les porteurs de projets. Ce qui passe par une valorisation juste des savoir-faire et des solutions digitales déjà développés. Il faut comprendre que ces démarches ambitieuses portent les enjeux de l’ingénierie de demain.
XS : J’ai souligné l’hétérogénéité de l’appropriation du BIM sur les chantiers par les différents acteurs. TPE et PME n’échappent pas à ce constat : certains se positionnant à la pointe du déploiement du BIM ; d’autres se contentant à minima de répondre à leurs obligations contractuelles.
Certes, TPE et PME ne disposent pas nécessairement de l’assise financière des grandes entreprises pour amortir la transition vers les méthodologies BIM. Mais leur agilité organisationnelle est un atout puissant pour dégager rapidement un retour sur investissement lorsque les objectifs sont clairs et précis.
Comme dans les grandes entreprises, le déploiement du BIM doit être fait avec pragmatisme, en cohérence avec les savoir-faire existants et les marchés adressés. Ces structures s’appuient aussi sur les dynamiques de projets pour progresser de manière itérative. Ce sont des points auxquels nous sommes attentifs lorsque nous sommes titulaires d’une mission de BIM management.
XS : Les visiteurs rencontreront les ambassadeurs des principales activités d’Ingérop. Ces deux jours seront l’occasion d’échanger sur nos services et solutions pour développer et piloter les projets sous méthodologies BIM, pour montrer aussi comment accompagner la construction d’un actif numérique à toutes les étapes de la vie d’un ouvrage.
Nous présenterons aussi plusieurs solutions digitales issues de notre programme d’"intrapreneuriat" IN3 qui répondent concrètement aux demandes. Qu’il s’agisse de protection des actifs numériques contre la cybercriminalité, d’augmenter la part des matériaux issus du réemploi sur les chantiers, de simplifier l’évaluation carbone des enveloppes du bâtiment ou d’aider les gestionnaires de voiries par l’analyse de données GPS de navigation…
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Gros oeuvre : les nouveaux modes constructifs
Alors que vient d’être lancé le troisième plan BIM (building information modeling), l’offre d’outils pour la gestion numérique des chantiers se révèle pléthorique et très pointue.