Cent ans après sa construction, la tour grenobloise va retrouver son aspect originel. Gros œuvre, sécurisation, modernisation : débuté en septembre 2023, le chantier s’achèvera en décembre 2025.
Érigé en 1925 à l’occasion de l’Exposition internationale de la "houille blanche" (l’hydroélectricité) et du tourisme, cette tour d’orientation est la toute première tour en béton armé.
Œuvre du grand architecte Auguste Perret, ce "tube" sans plancher intermédiaire est porté par huit piliers de béton armé. L’octogone est fermé par une trame métallique enrobée de tout juste 2 cm d’épaisseur de béton et ajourée de claustra. L’accès à la plate-forme d’observation, à 60 m, puis au couronnement, à 85 m de haut, se fait par un étroit escalier hélicoïdal.
Avec la rénovation de cet "ovni" technique et architectural emblématique de Grenoble, La Ville, l’État et le département de l’Isère se sont engagés dans un chantier d’envergure (deux ans de travaux et 15,5 millions d’euros), qui permettra au public de profiter d’une vue exceptionnelle sur la ville et les montagnes environnantes, depuis la terrasse panoramique située à 60 mètres de hauteur.
"Cette tour restaurée symbolise à la fois notre richesse patrimoniale et notre capacité à innover pour les générations futures”, indique fièrement Claus Habfast, conseiller municipal délégué Montagne, responsable du projet pour la ville de Grenoble, la "ville rend ainsi hommage à la vision pionnière d’Auguste Perret, architecte visionnaire du béton, à l’occasion du 150ème anniversaire de sa naissance et du centenaire de la construction de la tour, qui a vocation à redevenir un phare pour la ville, autant sur le plan culturel que touristique."
Auguste Perret a su utiliser le béton armé de façon très novatrice, dans un double but de solidité et d’esthétique. Dans ce projet précis, le matériau brut de décoffrage répondait aussi au défi de construire haut, rapidement et à moindre coût.
Construite en onze mois, la tour est une performance technique extraordinaire dans sa conception architecturale et un manifeste de la pensée d’Auguste Perret, qui prônait la "vérité du matériau".
L’objet réalisé correspond strictement aux plans d’exécution dont disposent les restaurateurs. Les pieux battus en béton armé des fondations étant inégalement ancrés dans le sous-sol, la tour a cependant pris du gîte (40 cm de faux-aplomb), entraînant un dysfonctionnement des cabines d’ascenseur et empêchant l’accès à la plate-forme. Elle n’est restée ouverte au public que 36 ans. Au cours des décennies qui ont suivi sa fermeture, en 1961, elle a subi les effets du vieillissement accéléré du béton armé.
François Botton (Sud/Sud-Est Architectures), à gauche de Claus Habfast : "Du fait de la dégradation importante du béton, l’armature métallique principale était visible un peu partout." © EJH
Pour François Botton, l’architecte du patrimoine en charge de la rénovation de ce bâtiment classé Monument historique en 1998, "Ce projet de restauration est une véritable expérience humaine et un défi collectif : à chaque étape, chaque question doit trouver une réponse spécifique. Les compagnons se sont approprié ce projet et sont fiers d’y collaborer."
Après une étude approfondie de la structure et des dégradations subies, une première phase de sauvetage s’imposait. Afin de restituer le monument au plus près de ses dimensions, de ses proportions et de son aspect d’origine, une approche globale a été retenue, alliant des protocoles rigoureux de conservation et une reconstruction partielle utilisant des innovations techniques.
Les interventions devaient être réversibles, de façon à permettre de futures restaurations utilisant des méthodes renouvelées.
La carbonatation du béton, dont une très faible épaisseur enrobait l’armature, a mis à nu beaucoup des aciers, aujourd’hui fortement corrodés. © Ville de Grenoble
Des techniques de réparation du béton armé ont dû être adaptées au contexte Monument historique (en accord avec la déontologie des architectes du patrimoine). Plusieurs essais techniques ont été réalisés hors site entre 2020 et 2021, concernant l’enrobage des armatures, avec diverses formulations de béton, par coffrage, par projection, etc. Ce chantier d’exception se veut une source d’innovation et de savoir pour les professionnels du patrimoine et de la construction en béton.
La première opération de reprise des fondations par jet grouting a permis de stabiliser la structure sans altérer son intégrité. Après découpage du sol par forage à l’aide d’un jet de fluide, le sol érodé est mélangé à un coulis de ciment autodurcissant, injecté sous haute pression depuis l’intérieur et l’extérieur de la tour.
Ancrée dans la couche porteuse du sol à 12 m de profondeur, une couronne de 40 colonnes de 1,5 mètres de diamètre, jointives, enserre désormais les 72 pieux de fondations. © Ville de Grenoble
Les faces externes des huit piliers de la structure ont été partiellement déconstruites, en conservant le nucleus. La corrosion des armatures et le sous-dimensionnement de certains éléments ont conduit à :
– la reconstruction partielle avec des matériaux renforcés (béton SR3, aciers inox), en déplaçant les nouveaux fers de 2 cm en profondeur pour conserver des cotes identiques et enrober sur une forte épaisseur ;
– La mise en œuvre de techniques innovantes comme la protection cathodique (PCCI) pour préserver les éléments réparables ;
– L’hydrofugation des zones en bon état.
Pour les bétons vulnérables mais peu dégradés des piliers et enrayures, la technique de Protection cathodique par courant imposé (PPCI), inédite sur un Monument historique, a été adaptée : le béton a été purgé en 2 000 points pour atteindre la structure (cathode) et poser autant d’anodes en titane, après forage de trous de petit diamètre. Le passage d’un courant faible protège ainsi les aciers non enrobés en stoppant le processus de corrosion (les câbles sont laissés apparents pour pouvoir réintervenir dans le futur).
Echaffaudages complexes à l'intérieur comme à l'extérieur, pour épouser la forme octogonale de la tour. © Ville de Grenoble
Pour la restauration des surfaces en béton, actuellement en cours, le béton projeté estampé a été retenu (en lieu et place du béton coffré utilisé à l’époque), pour sa résistance et sa forte adhérence au béton d’origine de 1925. L’épaisseur d’enrobage des armatures a été doublée (passant de 2 à 4 cm) afin de garantir leur pérennité.
Afin de préserver l’esthétique des planches de coffrage, ce béton projeté est soigneusement travaillé, matricé à l’aide de planches de bois tendre brut de sciage, laissant leur empreinte sur le béton frais.
Sont en cours ou à venir dans cette dernière année de travaux : le nettoyage par cryogénie ou hydrogommage des parties conservées (façades en claustra), le ragréage des parements intérieurs et extérieurs, la patine de réharmonisation, et par ailleurs, la réfection des claustras et des garde-corps métalliques.
Pour ce qui est des finitions, le badigeon jaune retrouvé sur le béton date des réparations des années 1950. Aucune archive n’en faisant mention en 1925, des études de stratigraphie sont menées pour déterminer si cette mise en couleur reproduisait l’aspect initial. Cela semble peu probable, Auguste Perret tenant généralement à l’aspect brut du béton, dont la couleur était donnée par le granulat utilisé localement. "Même si c’est le cas, nous ne remettrons pas de badigeon jaune sur toute la surface car la valeur d’ancienneté vaut autant que la valeur d’histoire. Nous documenterons cela sur une très petite partie", note François Botton.
C’est un groupement d’entreprises Freyssinet/Comte/Jacquet/Cireme qui opère le gros œuvre béton.
Tout aussi motivées et démontrant un réel savoir-faire, citons également l’entreprise Keller Fondations spéciales et les autres artisans intervenant sur les éléments esthétiques et fonctionnels, garde-corps, menuiseries bois et étanchéité des terrasses : Les métiers du bois ; RTE Dauphiné (étanchéité) ; Eclairage Service (dispositifs électriques) ; Altius (serrurerie) et EMCH Ascenseurs.
L’intérieur avant intervention des compagnons sur les parements de béton. Une grande précision du geste est nécessaire dans la restauration . © Ville de Grenoble
La lumière naturelle, qui pénétrait par les 2 000 ouvertures, fera un retour en force, avec la désobstruction des claustras en partie haute de la tour et des accès vitrés du rez-de-chaussée.
L’électricité, entièrement refaite, inclut les divers dispositifs de sécurité (le plus discrets possibles, avec des câbles regroupés pour conserver l’esthétique originelle).
Un éclairage minimaliste mettra la tour en valeur pendant les premières heures d’obscurité (Grenoble a institué une coupure de l’éclairage nocturne).
Les deux cabines d’ascenseurs d’origine, restaurées à l’identique à Berne (Suisse), seront réinstallées, mais dotées de motorisations et de dispositifs de sécurité modernes.
La visite via l’escalier sera également possible, au prix d’une organisation rigoureuse (reconstruit à l’identique, il est trop étroit pour s’y croiser).
À la réouverture officielle, début 2026, le bâtiment accueillera simultanément 50 visiteurs, mais seulement 19 personnes pourront se tenir sur la plate-forme. 40 000 visites sont attendues chaque année.
La restauration de la tour s’inscrit dans une démarche de qualité environnementale et de chantier à faibles nuisances, qui doit préserver au mieux les oiseaux et chauve-souris (installation de nichoirs alentours). © Ville de Grenoble
Accessibles à tous les usagers du parc Paul Mistral, les abords de la tour sont eux-aussi revus. Les travaux d’aménagements en pied de tour et dans le parc ont débuté en octobre dernier. Un jardin urbain sec a été dessiné pour mettre le bâtiment en valeur au centre de huit allées plantées de variétés locales et adaptées aux fortes chaleurs estivales. Une scénographie du parcours de visite du pied de la tour est en cours d’élaboration, avec sept stations d’interprétation, matérialisées par des objets artistiques en béton fibré inspirés de l’architecture de la tour, qui raconteront l’histoire si particulière de cet emblème de Grenoble.
La Ville a lancé une campagne de mécénat et de collecte populaire afin que chacun puisse participer à ce chantier exceptionnel. © Jean-Sébastien Faure / Ville de Grenoble
Source : batirama.com / Emmanuelle Jeanson