Des émeutes violentes ont détruit près de 800 entreprises en mai et juin 2024 en Nouvelle-Calédonie. Dix mois plus tard, la reconstruction n’est toujours pas d’actualité. Les démolitions ont commencé, lentement. Et le secteur du BTP est au plus bas, tentant tant bien que mal de survivre.
Des dalles en béton, nues, font leur apparition ici et là dans l’agglomération nouméenne, regroupant quatre communes et près de 180 000 habitants (recensement 2014). Nouméa, Païta, Dumbéa et le Mont-Dore ont été terriblement touchées par les émeutes de mai et juin 2024, avec près de 800 entreprises détruites. Dix mois plus tard, les démolitions et nettoyages des bâtiments sinistrés ont commencé. Mais aucune reconstruction n’est en vue.
Des dalles bien propres et bien lisses commencent à faire leur apparition dans le Grand Nouméa. Ici, dans le quartier de Normandie à Nouméa, s’élevait la société GPNC (Groupement des Pharmaciens de Nouvelle-Calédonie), l’un des deux importateurs de médicaments du Caillou. © Aurélia Dumté
"À part deux restaurants McDonald’s, personne n’a reconstruit", confirme le président de la Fédération Calédonienne du BTP, Benoît Meunier. Ce dernier alerte sur la situation dramatique du secteur du BTP dans le pays depuis les émeutes : la "consommation du ciment est retombée en dessous du niveau des événements de 1984. Or, pour voir si un pays est en voie de développement, le niveau de référence est de 350 kg par habitant. Aujourd’hui, nous sommes en-dessous de 250 kg par habitant en Nouvelle-Calédonie."
Avec l’arrivée de la saison cyclonique, de décembre à mars, les municipalités ont mis en demeure les entreprises sinistrées de démolir leur bâtiment. Une aubaine pour les entreprises de déconstruction ? Une bouffée d’oxygène pour un secteur complètement naufragé ? "Ce n’est pas l’Amérique non plus…", souffle le directeur technique de la société Sciage Béton, Joël Langouët.
Joël Langouët, directeur technique de la société Sciage Béton, spécialisée dans la démolition depuis près de 23 ans, s’étonne du faible nombre de chantiers actuellement dans son secteur. Il estime que la "concurrence déloyale" en est l’une des raisons. © Aurélia Dumté
"Nous avons eu un petit coup de boost, on a embauché quelques gars en décembre, notamment pour la démolition de la Société Le Froid." Cette brasserie et société de boissons a été entièrement détruite lors des émeutes. "On a démoli 8 000 m2 en trois semaines", souligne le gérant de l’entreprise de démolition créée en 2002.
La société Sciage Béton est particulièrement bien équipée :
– deux pelles de 30 tonnes,
– plusieurs pelles hydrauliques et robotisées,
– des canons brumisateurs,
– des pinces broyeuses, grappins et des cisailles de découpe d’acier.
La société Sciage Béton dispose d’un équipement de pointe en matériel de démolition, notamment des pelles hydrauliques équipées de pinces spécifiques. © SciageBeton
Mais la pression de la saison cyclonique est retombée, et l’espoir qu’apportaient les chantiers de démolition s’est dissipé. "D’après ce que j’entends, on serait à 50 % de démolition des bâtiments", confie le directeur de Sciage Béton.
Les raisons de cete lenteur sont multiples. Avant de démolir, les entreprises doivent attendre qu’un expert en assurance visite le chantier. Certaines attendent encore d’obtenir des fonds des assurances pour commencer la reconstruction. Mais pour Joël Langouët, si l’une des sociétés de démolition les plus compétentes du Caillou n’a pas davantage de chantiers, c’est essentiellement dû "à une concurrence déloyale. De nombreuses entreprises de construction se sont mises à la démolition. Je les comprends, elles essaient de trouver de quoi faire tourner leur boîte et de garder leurs employés."
Cependant, certaines de ces sociétés, parfois opportunistes, ne sont pas toujours équipées correctement et ne suivent pas toujours les protocoles de reconstruction. "Tous les chantiers de démolition sont dangereux", prévient le directeur de Sciage Béton. Responsabilités civiles, sécurité des salariés sur le chantier, gestion des déchets dangereux…
La gestion des déchets issus de la démolition des bâtiments sinistrés est un enjeu sensible. Ils doivent être triés, voire recyclés si possible, et leur traitement coûte 39 951 Fcfp (335 €) la tonne, un coût à intégrer dans les devis. © Aurélia Dumté
Les institutions, appuyées par la Fédération calédonienne du bâtiment, ont créé une charte de bonne conduite face aux déchets de démolition. "Les institutions se sont dit qu’il fallait cadrer les choses, sauf qu’avant les émeutes, les choses étaient déjà cadrées ! L’idée était de donner des indications à ces nouvelles entreprises de démolition, mais aujourd’hui, on se rend compte que beaucoup de ces sociétés ne jouent pas le jeu. Et les déchets, on ne sait pas où ils vont."
Si le secteur de la démolition est encore au ralenti, alors qu’un tour en voiture des quatre communes donne vite une idée de la quantité de chantiers encore à réaliser, la reconstruction n’en est même pas à ses balbutiements. Alors, les entreprises de construction qui le peuvent s’orientent différemment. Ainsi, Up Construction, société spécialisée dans le gros œuvre, travaille actuellement sur des petits chantiers qui sortent de sa spécialité.
La société Up Construction, spécialisée dans le gros œuvre et le béton armé, survit grâce à de petits chantiers, comme ici, la construction d’un mur de soutènement chez un particulier. © Up Construction
Dans l’atelier, les équipes scient des tiges filetées, taillent des portes et fenêtres métalliques. "Les gars travaillent sur un chantier de sécurisation d’appartements abandonnés. Ce n’est pas notre cœur de métier, mais nous sommes une boîte de taille moyenne, flexible, on a réussi à capter des chantiers là où il y en avait", raconte Frédéric Bretegnier, le gérant.
Frédéric Bretegnier, gérant de la société Up Construction, tente de rester positif. Mais il le concède, l’année 2025 s’annonce catastrophique. © Aurélia Dumté
Si Up Construction n’a pas subi de dégâts sur ses locaux, "nous avons perdu près de trois millions de Fcfp de matériel sur un chantier. Mais surtout, les chantiers publics ont été annulés. L’autre coup dur, c’est la baisse des commandes privées." confirme le gérant.
Après les émeutes, Up Construction, comme de nombreuses autres entreprises du BTP, a été fortement sollicitée pour évaluer les coûts de la reconstruction. "Nous avons beaucoup travaillé pour chiffrer les bâtiments, cela a représenté beaucoup de travail sans résultat concret. Mais si nous voulons faire partie des gens qui seront consultés pour reconstruire, il faut jouer le jeu", estime le gérant. "Mais là, on commence à s’épuiser."
Malgré ce travail de chiffrage et les petits chantiers d’appoint, Up Construction, comme toutes les boîtes de BTP, a dû licencier. Une situation qui a des répercussions directes sur le tissu social et économique du pays.
Ainsi, avant les émeutes, selon la Fédération calédonienne du BTP, le secteur pesait 9,7 % du PIB calédonien, avec 900 employeurs et 6 000 salariés, et 7 % des cotisations de la Cafat, soit 123 milliards de Fcfp en 2023, et 80 milliards de francs CFP de chiffre d’affaires. "Par rapport aux autres corporations, le secteur du BTP emploie beaucoup de main-d'œuvre, des personnes souvent avec un niveau social assez faible. Lorsqu’on licencie un salarié, c’est toute une famille qui se retrouve sur le carreau, avec des conséquences sociales directes", détaille le gérant de Up Construction. "De même, nous avons beaucoup de charges sociales, nous n’alimentons donc plus, ou moins, les caisses de la Cafat (Caisse d’assurance maladie calédonienne, NDLR)."
Pour autant, Frédéric Bretegnier tente de rester optimiste. "On n’y est pas encore, mais les annonces politiques sont positives. Toutes les instabilités politiques semblent derrière nous, espère le chef d’entreprise. Maintenant, il faut que les choses s’accélèrent, que l’on arrive à diminuer les délais administratifs pour que l’on puisse reconstruire. Tant que l’on ne reconstruit pas, l’économie ne repart pas et la situation se dégrade." Si, comme le président de la Fédération calédonienne du BTP, Frédéric Bretegnier reconnaît que la "lumière n’est pas au bout du tunnel", et que l’année 2025 va être catastrophique : "je pense foncièrement qu’il y a une volonté de reconstruire, et peut-être différemment, avec moins de gaspillage. En revanche, les entreprises attendent les signaux politiques et économiques."
Cinq groupes calédoniens ont été contactés pour savoir s’ils souhaitaient reconstruire. Mais tous ont refusé de communiquer. "Les raisons de notre silence sont claires", souligne l’un des chefs d’entreprise de manière anonyme. "L’instabilité économique, politique, et le flou de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie sont autant de raisons qui nous empêchent de nous projeter. Nous aimerions reconstruire, mais l’incertitude est trop grande."
Tant de questions restent encore en suspens... Reconstruire pour qui ? Pour quel marché ? Avec quels matériaux ? Pour combien de temps ? La peur d’un nouveau 13 mai, l’attente des élections provinciales en novembre, échéance politique d’envergure pour la Nouvelle-Calédonie, participent grandement à freiner les entrepreneurs désireux d’avancer.