Photo : Chargement de bois scolyté depuis AIllevillers© UCFF
A chaque espèce d’arbre, son parasite. Dans le cas de l’épicéa, il s’agit d’insectes qui viennent pondre leurs œufs sous l’écorce. Cela le fait dépérir d’autant plus vite qu’il est déjà affaibli, et que l’attaque est massive.
En Allemagne centrale, où l’épicéa est chez lui, il existe depuis plus d’un siècle, dans certaines régions, un service spécifique chargé de contrôler le niveau des attaques de scolytes. Les moyens d’action sont restés les mêmes : abattre l’arbre attaqué en évitant de propager l’écorce et ses larves, et le transformer vite.
Ainsi, on évite que les larves ne prennent leur envol pour attaquer d’autres arbres. Par ailleurs, on sait que le bois de l’épicéa attaqué conserve ses propriétés techniques, au moins tant que l’arbre n’a pas séché sur pied.
Simplement, en superficie, la grume est bleuie par un champignon spécifique qui se développe suite aux attaques et à l’exposition de l’aubier. Cet aspect jugé disgracieux contribue à déclasser ce bois, en complément du fait qu’un arbre scolyté n’est pas récolté en fonction de sa maturité, mais de l’urgence.
Comme l’épicéa est l’essence-phare et particulièrement lucrative de la charpente et de la construction bois en Europe, l’insecte est étroitement surveillé. Il n’est pas éradiqué, mais depuis des siècles, il coexiste avec l’épicéa en Europe.
Il y a eu des périodes, par le passé, où l’insecte a fait des ravages notables. Il se tient par exemple particulièrement à l’affût après des tempêtes, le chablis lui créant une base de départ pour un déploiement à grande échelle.
Traditionnellement, ces attaques peuvent se prolonger sur plusieurs années, trois ans en général, puis la situation redevient normale, notamment parce que la prolifération stimule des prédateurs spécifiques. Et puis, les hivers rigoureux déciment l’insecte.
Aspect courant des peuplements d’épicéa de plaine en Europe et dans ce cas dans l’Est. Et ce, malgré l’évacuation la plus rapide possible des arbres attaqués.©Coforêt
Cet équilibre écologique plus ou moins contrôlé par l’homme est rompu quand les peuplements sont soumis de façon conjuguée aux tempêtes et au stress hydrique consécutif au dérèglement climatique. C’est ce qui s’est passé depuis trois ans en Europe. L’hiver 2017 a été marqué par des tempêtes et ensuite, les années 2018 et 2019 ont été en Europe Centrale caractérisées par la sécheresse, 2020 n’étant pas fameux non plus.
Les hivers sont restés doux. Les scolytes ont donc disposé d’un terrain idéal et se sont déployés à grande échelle. Au début, il s’agissait d’un phénomène connu et endémique. Au fil des mois, on a commencé à se rendre compte que l’Europe fait face à un phénomène d’une ampleur méconnue. Mais on a tardé à faire le rapprochement avec ce qui s’est passé au Canada autour de 2005.
Abattus, les bois attaqués doivent être écorcés pour être stockés en bord de route, ce qui altère leur aubier.© KG-Fibois GE
Dans l’ouest du Canada, les pins vivaient également en symbiose avec le dendroctone, contenu par les hivers rigoureux. Avec le changement climatique, les hivers se sont réchauffés et le ‘Mountain pine beetle’ a pullulé au point de détruire des millions d’hectares de forêts.
Ces dévastations ont eu des conséquences profondes sur l’économie régionale du bois : surabondance d’abord de grumes déclassées, pression sur les prix, puis raréfaction de la matière première et fermeture de sites de transformation.
En Europe, la fin de la troisième année de la grande attaque de scolytes a sonné. Dans certaines régions allemandes, le bilan de l’année 2020 est plus satisfaisant que ce que l’on craignait. Ainsi, la Bavière a connu un été particulièrement pluvieux, peu favorable à ces insectes. Ailleurs, le dépistage est désormais si bien rodé qu’une sorte de nouvel équilibre provisoire semble s’instaurer. Mais de là à estimer que la crise est en train de s’achever…
Au contraire, lors de la récente conférence internationale des résineux, la conférence de clôture a porté sur une comparaison entre la crise canadienne et la crise européenne. Selon les analystes de Forest Economic Advisors, la comparaison des deux crises en souligne les similarités.
Aussi, les experts évoquent désormais la perte à court terme, en Europe, de 800 millions de m3 d’épicéa sur pied, avec comme conséquence la fermeture, toujours à l’échelle européenne, de 35 scieries d’une capacité de 200 000 m3 de sciages annuels. Cela pose un problème existentiel à la construction bois.
Aucune essence ne peut prendre le relais. La filière béton a beau jeu de relever que son challenger, le bois, ne dispose tout simplement plus de la matière de ses ambitions. La crise des scolytes illustre une situation d’emballement caractéristique du choc climatique : la construction bois se développe pour conduire la construction sur la voie de la neutralité carbone ; le réchauffement conduit à la destruction des réserves de bois d’œuvre ; la construction, déjà extrêmement contributrice aux émissions, perd son alternative et poursuit son travail de sape du climat.
Actuellement, trois trains de grumes partent chaque semaine de l’Est vers l’Aquitaine, et le rythme devrait encore s’accélérer. ©UCFF
En France, le scolyte a frappé à la porte au même moment que dans les autres pays de l’Europe Centrale. Et comme ailleurs, on l’a d’abord pris pour une attaque sanitaire plus ou moins courante. La première année, les attaques ont été l’occasion de tester de nouvelles méthodes de cartographie… Jusqu’à ce qu’on se rende compte que la prolifération est telle que la situation peut évoluer radicalement d’une semaine à l’autre.
En Allemagne, où la gestion des scolytes est une affaire courante, et où la propriété privée est placée sous la férule de la gestion des forêts publiques, les choses se passent en général de la façon suivante : si le scolyte se déploie, les propriétaires sont tenus de le détecter, les arbres sont abattus et transformés.
Le volume de transformation est la mesure du degré d’attaque, de sorte que l’on a pu chiffrer précisément l’impact des scolytes dès 2018. En France, même dans l’Est, la propriété privée est morcelée.
Les réflexes d’intervention sont moins en place, tandis que la dépréciation des épicéas parfois jeunes, de petit diamètre et peu valorisables, pose le problème économique de la commercialisation du bois. D’autant que les scieries n’ont pas envie de s’encombrer de ce type de grumes.
En 2018, les autorités ont donc commencé par mettre en place un système d’aides pour sortir le bois scolyté de la forêt. L’obligation d’exploitation et de transformation n’a été prononcée qu’au milieu de l’été 2019.
Au printemps, un premier bilan des attaques de l’année 2018 a été établi, et il tourne autour de 1,5 millions de m3. C’est peu en termes de volume au regard de ce qui est arrivé à la même époque dans d’autres pays européens et notamment chez les voisins allemands, mais beaucoup en termes relatifs.
De fait, les dernières estimations relayées par Fibois Grand Est tendent à montrer que le massif français d’épicéa est impacté dans la même proportion, tout au long de cette crise, que le massif allemand. En France, la récolte annuelle d’épicéa et de sapin est habituellement de l’ordre de 6 millions de m3.
Alain Jacquet, directeur de la Coopérative des Bois de l’Est, préconise l’abattage préventif des épicéas sains et leur mise sous aspersion.©JF Hamard
Toujours durant l’été 2019, quand il est apparu que la crise des scolytes était en train de prendre partout en Europe des proportions gigantesques, les autorités ont débloqué une enveloppe de 14 millions d’euros destinées à aider au transport du bois, ainsi qu’au reboisement.
Les aides au transport ont déclenché depuis un peu plus d’un an l’organisation de trains de grumes à destination de l’Aquitaine et de la Bretagne, soit vers les bassins qui sont traditionnellement en manque de matière première, où, dans le cas de l’Aquitaine, qui dispose d’une industrie de transformation mais manquent de matière suite aux tempêtes qui ont dévasté les Landes de Gascogne.
Charger un train n’est pas une mince affaire, et dans l’Est, tout le monde s’y est mis, les coopératives de la forêt privée interagissant avec l’ONF qui est fortement implantée dans certaines régions lorraines particulièrement touchées.
Malheureusement, les grumes acheminées par le rail n’ont servi qu’à alimenter la trituration. Ce qui signifie que le capital carbone des gisements d’épicéa partira rapidement en fumée, un incroyable gâchis écologique.
Parallèlement, les scieries locales ont appris à vivre avec le scolyte. Selon Nicolas Douzain, le délégué général de la FNB, les scieries de gros bois n’ont pas changé leurs méthodes ; les canters qui transforment des bois de sections moindre se sont adaptées pour nettoyer le pourtour marqué de bleu des grumes scolytées mais fraîches. Une perte de matière compensée par la bonne tenue du marché du bois d’œuvre, à la fois en France et à l’international.
De sorte que, pour les scieurs français, la crise des scolytes n’est pas pour l’instant ressentie comme une calamité, si ce n’est que tout le monde commence à s’interroger sur la suite des événements. La perception de la crise est différente chez les petits propriétaires de l’Est, dont le capital a fondu.
Cependant, le scolyte n’attaque pas partout en France et l’épicéa n’est pas une essence dominante comme en Allemagne ; les fournisseurs de bois d’emballage et palettes sont, de leur côté, déstabilisés par l’abondance de l’épicéa scolyté ;
Quant aux exploitants forestiers, ils enragent de voir comment leurs homologues allemands exportent massivement leurs surplus d’épicéas attaqués vers la Chine. En France, tout est fait pour dissuader d’exporter des grumes vers l’Asie, même si en pratique, les entraves sont contournées via la Belgique, ou se trouve justement le grand port d’exportation d’Anvers.
Travaux de reboisement à la coopérative Unisylva ©UCFF
En Allemagne, durant l’été 2019, la situation est devenue tellement dramatique que la filière a organisé en septembre un sommet national de la forêt. A cette occasion, le ministère fédéral de l’agriculture a promis de débloquer quelque 800 millions d’euros pour aider à faire face à cette crise tout en en profitant pour adapter les forêts allemandes au changement climatique.
En France, les scolytes ont entamé en 2020 leurs troisième année d’attaques massives, sans que le sujet ne perce sur le front médiatique, Covid oblige. Les aides au transport ont été intégralement épuisées cet été. Mais entretemps, la députée Anne-Laure Cattelot, mandatée il y a un an pour faire un rapport au sujet de l’adaptation des forêts françaises au changement climatique, a préconisé la mise en place d’aides massives et totalement inédites en France.
Au début de l’été, le gouvernement s’en est inspiré pour proposer, dans le cadre du plan de relance, une injection de 200 millions d’euros, dont 150 pour la reconstitution et l’adaptation des massifs forestiers. Les quelque 8 millions d’euros que le programme précédent réservait au financement des replantations n’ont pas été entamés parce que les replantations ne démarreront qu’en 2021.
Ceci explique pourquoi, entre autres, les coopératives montent actuellement au créneau pour demander que cette somme soit affectée pour les aides au transport, qu’il s’agisse des trains dont le rythme est porté à trois par semaine, ou des transports par camion vers la Bretagne pour une valorisation supérieure comme bois d’œuvre ou palettes.
Opération de replantation par la coopérative Coforêt.©UCFF
Les nouvelles du front ne sont pas bonnes. Cet été, le bilan total des attaques a fait un bon, passant de 4 à 9 millions de m3. Pire, les spécialistes s’attendent à une année 2021 particulièrement destructrice. D’où le réveil tardif actuel, dans un contexte de négociation du PLF 2021 et malgré le contexte pandémique.
On peut malheureusement parier sur le fait que l’épicéa de plaine va disparaître en France. Partout en Europe, là où on a planté des épicéas sans préoccupation de la station, et dans une perspective commerciale, les jours de l’épicéa sont comptés.
Le changement climatique rapide imprime par ailleurs un gros point d’interrogation sur les stations autrefois idéales, ce qui vaut d’ailleurs aussi pour le sapin. Pour l’heure, le Douglas n’est pas touché, et il représente une bénédiction pour la filière française de la construction bois.
Rien ne permet de penser que la crise sanitaire qui touche l’épicéa actuellement ne fragilisera pas bientôt aussi le Douglas sous l’une ou l’autre forme. Dans le meilleur des cas, cette essence-phare ne pourra prendre le relais de l’épicéa à elle seule.
Pour l’heure, la question de la replantation est en pleine discussion. La prise en compte de toutes les spécificités des stations locales, tout à fait justifiée, et aussi des disponibilités de plants, occulte quelque peu le débat d’experts quant au profil des forêts de demain.
C’est aussi une façon de se mettre la tête dans le sable face au dilemme actuel qui conduit à préconiser un sauvetage de la forêt européenne par le recours à des essences qui ne sont plus choisies en fonction de leur valeur commerciale.
Jusqu’à présent, la filière française du bois martèle le dogme d’une forêt bien gérée qui remplit pleinement à la fois ses fonctions de puits carbone et l’alimentation de la chaîne de transformation, sur fond de forte progression des surfaces boisées en France depuis un siècle, et d’un niveau d’exploitation qui reste nettement inférieur à la croissance annuelle.
Cela reste vrai, mais derrière ces grandes données statistiques, sur le terrain, la réalité est nettement moins idyllique et surtout : elle est appelée à empirer encore. Ce qui donne un relief particulier à l’appel enflammé de la jeune députée du Nord, Anne-Laure Cattelot, appelant à un changement radical du regard que nous portons en France sur nos forêts.
Elle n’entend pas, par là, une sanctuarisation du bois comme puits de carbone, mais une attention, un attachement et une nouvelle compréhension pour ces espaces qui contribuent de façon décisive à notre qualité de vie et désormais aussi à notre survie.
Source : batirama.com / Jonas Tophoven