Six ans après les effondrements de deux immeubles de la rue d'Aubagne, qui avaient fait huit morts le 5 novembre 2018 à Marseille, le procès de ce drame du logement indigne qui avait traumatisé Marseille s'est ouvert jeudi 14 novembre dans la cité phocéenne.
"Tous les feux étaient au rouge et donc rien n'a pu arrêter" l'effondrement sur lui-même du 65 de la rue d'Aubagne, qui a entraîné le 63, ont affirmé des experts-architectes au procès.
À l'appel du Collectif du 5 novembre, né dans le sillage de ce drame, quelques dizaines de personnes s'étaient réunies juste avant l'ouverture des débats devant la caserne du Muy, qui abrite la salle des procès hors-normes où seront jugés les 16 prévenus de ce dossier, jusqu'à la mi-décembre. Toutes portaient un ruban vert, en soutien aux familles des victimes. Vers 13h, à tour de rôle, entre des airs de violon, certains manifestants ont pris la parole, lisant au mégaphone des messages déposés par des anonymes à destination des familles, comme cette phrase de Mylène : "Force à vous, Marseille est à vos côtés et se battra pour que vos proches ne soient pas morts en vain". "L'émotion, elle ne va pas être facile. Ça va se gérer au jour le jour", explique Linda Larbi, la cousine de Chérif Zemar, une des victimes décédées, ajoutant : "on est tous en contact, les familles de victimes. Tout le monde est à peu près logé dans le même hôtel. On va s'aider, on va se soutenir et on va avancer petit à petit".
Tout au long du procès, leCollectif du 5 novembre organisera des assemblées citoyennes et des prises de parole dans le quartier de Noailles, a-t-il précisé.
Ce procès a "une dimension symbolique extrêmement forte", a souligné Kevin Vacher, membre du Collectif du 5 Novembre, militant actif contre le logement indigne. Ici, en photo, une affiche à la mémoire des victimes. © Miguel Medina / AFP
Toute la matinée, les quelque 90 parties civiles de ce dossier "monstre", selon le terme de la presse locale, se sont enregistrées une à une. Parmi elles, la famille d'Ouloume Saïd Hassani, cette mère de famille de cinq enfants décédée dans l'effondrement du 65 rue d'Aubagne, juste après avoir déposé son petit dernier de 8 ans à l'école : ils attendent "un épilogue", "que soient sanctionnées toutes les errances qui ont eu lieu", a déclaré à l'AFP leur avocat, Me Philippe Vouland. "Ils ont signalé à plusieurs reprises les bruits suspects, les fissures. Ils ont réclamé, ils ont demandé" et ils veulent aujourd'hui "que soient sanctionnés évidemment tous ceux qui n'ont pas fait ce qu'ils devaient faire", a-t-il ajouté.
Présent au tribunal correctionnel de Marseille pour la première fois mardi, El Amine, le "petit dernier de 8 ans" qui a 15 ans ce mardi, n'a pas souhaité s'exprimer mais a souri à la diffusion d'une photo de sa mère Ouloume Hassani à côté de lui, tout petit, sur un lit d'hôpital.
Chloé Herszkowicz, l'institutrice, qui a hébergé El Amine à plusieurs reprises après le drame, a raconté cette journée du 5 novembre 2018 quand Ouloume Saïd Hassani a accompagné son fils à l'école avant de retourner chez elle en coup de vent afin de récupérer un document pour un rendez-vous avec une instance chargée de lutter contre l'habitat indigne : "Ça été une violence inimaginable, il est parti le matin avec son cartable et le soir plus de maman, plus de vêtement, plus rien". Certains enfants, qui ont vu l'immeuble effondré en rentrant chez eux à la mi-journée ce jour-là, sont revenus et ont dit à El Amine : "Ta maman est morte". Le petit garçon "a laissé des messages téléphoniques tous les jours" à sa mère dans les jours suivants, "espérant qu'elle finisse par répondre" ... Le corps d'Ouloume Hassani sera le dernier à être retrouvé, le 9 novembre au soir.
L'institutrice comme le grand frère d'El Amine, Saïd Hassani, ont évoqué les "crises" violentes de l'enfant après le drame, qui a "tout perdu", "son pilier", qui voulait "rejoindre sa maman" en "se jetant sur les rails du métro". "On n'avait pas de père, notre mère était à la fois une mère et un père pour nous, on se retrouve tous orphelins", a témoigné Saïd Hassani.
Lors du quatrième jour des débats, dans la salle des procès hors norme du tribunal judiciaire de Marseille, les croquis des experts ont été projetés sur les écrans, un moment fortement attendu car crucial afin de déterminer les éventuels manquements de la part des 16 prévenus : des copropriétaires au syndic en passant par un ancien adjoint au maire, Julien Ruas, absent pour la deuxième journée d'affilée.
Pour Fabrice Mazaud et Henri de Lepinay, les deux experts-architectes nommés par les juges d'instruction durant l'enquête, l'effondrement du 65 rue d'Aubagne était inéluctable : ce "qui explique cet effondrement brutal c'est que tous les feux étaient au rouge et donc rien n'a pu l'arrêter", ont-ils insisté, décrivant une "accélération exponentielle des signes avant-coureurs" dans les jours précédents. En témoignent les multiples signalements de détresse des locataires, qui n'arrivaient plus à ouvrir leurs portes et voyaient les fissures s'agrandir.
Trois points ont cristallisé les difficultés :
– le mur mitoyen entre les numéros 63 et 65, gonflé et prêt à exploser ;
– Un poteau en état de désagrégation dans la cave du 65, que l'expert mandaté le 18 octobre 2018 n'avait pas pris la peine de visiter ;
– Et, enfin, la cloison dans l'entrée, qui venait d'être reconstruite sur ordre de ce même expert, Richard Carta, lui aussi jugé dans ce dossier.
La résultante ? Le 5 novembre 2018, à 09h07, l'immeuble s'est effondré "à l'intérieur, derrière sa façade", ainsi que l'ont décrit les experts, et ce sans aucun bruit, comme spécifié par les témoins des faits.
Selon les experts, "ce qui a provoqué l'effondrement, c'est la rupture du poteau dans la cave du 65 et/ou le transfert brutal de charges sur le mur séparatif " avec le numéro 63, lui même "très fragilisé et à la limite de la rupture". "Ça s'effondre et tout s'effondre dessus [...]. C'est ça qui va provoquer l'effondrement du 65 et du 63 qu'il entraîne", précisent-ils. Pour preuve : dans la rue, peu de gravats sont constatés sur les photos prises ce jour-là, la grande majorité étant à l'intérieur du site.
Le tribunal correctionnel de Marseille va continuer à étudier les causes mécaniques de ces effondrements, renvoyant au 25 novembre le début de l'examen des éventuelles fautes pénales des prévenus, après une semaine consacrée aux parcours de vie des huit victimes.